Gourmands et « era skinny » : sentir ce que l’on ne s’autorise plus à manger.

Les parfums sentent bon, mais disent que ce les mots peinent à nommer. Ils parlent de nous, nos désirs, nos fantasmes, ce qu’on tait. Et parfois, ils crient ce qu’on s’interdit. 

Vous avez pu remarquer que depuis quelques années la tendance est aux parfums dits gourmands: vanille crémeuse, caramel avec une pointe de sel, biscuit aux amandes, bonbon à la fraise, glace à la pistache, vous avez compris l’idée. Mais ce désir de gourmandise n’est pas si anodin, et en dit long sur notre époque. Très long.

Parce qu’un parfum n’est jamais neutre. Il est un art, oui. Mais il est aussi un outil d’analyse sociale. Il révèle la température émotionnelle collective, la tension entre norme et transgression. Et aujourd’hui, il raconte une chose évidente: le sucre n’est plus dans nos assiettes, mais vaporisé sur nos poignets.

L’ère Ozempic. Quand le corps se contrôle, le parfum se régale: 

Vous n’avez pas pu passer à côté de l’Ozempic. Glorifié sur TikTok, promu dans les sphères du luxe et de la tech, mais surtout devenu phénomène culturel depuis quelques années, cet anti diabétique a su s’imposer comme un outil radical de la perte de poids. Si je l’évoque aujourd’hui, ce n’est pas pour faire un long monologue sur son usage outrageant ou les pénuries qui ont mis en danger des millions de personnes malades, mais plutôt pour illustrer la symbolique de ce que le sociologue Jean Baudrillard aurait appelé une société de la simulation du contrôle: on ne mange plus, on mime la satiété.

Et dans ce contexte, le parfum gourmand fait un retour tonitruant. Pistache, vanille, cookie, caramel, noisette, chantilly, marshmallow, tout ce que l’on évite dans l’assiette sature nos rayons de parfumeries.

C’est ce que l’on pourrait appeler un « transfert olfactif » . Ce que le corps ne consomme plus, il l’incorpore autrement. Sans calories, sans culpabilité. 

Le parfum devient un substitut, un mirage comestible.

La psychologie du plaisir immatériel, désirer sans conséquences:

Il n’y a rien d’innocent ou de banal à se parfumer comme un dessert (et est-ce que je vous dit ça en ayant moi même une collection indécente de parfums gourmands à rendre jalouses les pâtisseries de Philippe Conticini? Oui.) 

C’est une forme de gestion du désir très cohérente avec une société qui adore ce qu’elle réprime. Et les parfums gourmands permettent de sentir ce qu’on s’interdit : on goûte sans mordre, on désire sans avaler.

Sarah Banet-Weiser montre combien le rapport au corps, et particulièrement au « plaisir » féminin, est traversé par des injonctions paradoxales : se faire désir, mais rester sage , célébrer la douceur, tout en incarnant la discipline. Et les parfums gourmands en sont l’expression parfaite: ils proposent une gourmandise qui ne pèse pas, une jouissance qui ne « compte » pas, une sensualité contrôlée et socialement acceptée. Désirer, ici, c’est consommer symboliquement ce que le réel défend.

Le comeback des gourmands, un cycle pas si nouveau:

Les années 2000 avaient déjà vu triompher cette esthétique a nous faire des hyperglycémies: gloss fruités, baumes à lèvres aux saveurs de bonbons, brumes pour les cheveux gourmandes et déférante de parfums sucrés (Angel de Mugler, Pink Sugar d’Aquolina, Fantasy de Britney Spears, etc.) 

Et même si nombreux d’entre nous étions trop petits pour s’en rappeler, à l’époque déjà, la minceur extrême était glorifiée, le sucre se vivait par procuration.

Aujourd’hui, ce cycle recommence. Mais les gourmands reviennent en version XXL: on parle désormais de overgourmand, milk perfumes, de compositions lactées à base de pistache, sirop d’érable, vanille grillée, matcha latté, autant de plaisirs olfactifs qui compensent ce que la diète collective exclut.

Quelques chiffres qui m’ont été gentiment rapporté par des collègues anglais, espagnols, et amerloques, pour votre culture perso: 

Espagne: 

– En 2024, le marché de parfumerie a généré 2,2 milliards d’euros, et les best-sellers sont des parfums gourmands.

– Toujours en 2024, il y a eu une augmentation de 43% sur l’exportation de parfums gourmands. 

États-Unis:

– Les recherches de parfums gourmands ont augmenté de 77% en 2024.

– Les gourmands (les parfums, pas ces gros lards) représentent 9,3 milliards sur le marché amerloque avec une croissance de 8% par an. 

Royaume-Uni: 

– En 2024, le marché anglais a atteint les 2,90 milliards avec une estimation de 4,15 milliards en 2035, et parmi le top 3 des ventes: les gourmands. 

Parfum et politique: 

Je le disais plus tôt en introduction, mais le parfum est loin d’être qu’un art, ni un simple accessoire de mode. C’est un vecteur politique. Il encode des discours sur le corps, le genre, le plaisir, 

Le sucre, historiquement, a été un marqueur de pouvoir: raffiné, rare, signe de richesse et d’accès aux privilèges. Aujourd’hui, il est l’ennemi sanitaire numéro un. Le consommer? Presque un acte de transgression . Le porter? Une façon acceptable et politiquement correcte de s’y reconnecter.

C’est là tout le paradoxe: le corps doit rester mince, mais l’odeur doit évoquer l’étalage d’une pâtisserie. On attend des femmes qu’elles sentent la chantillly, mais qu’elles fassent l’impasse sur le tiramisu. Et pour reprendre l’analyse de Sarah Banet-Weiser sur ces injonctions paradoxales. Elles sont genrées, intériorisées, comme centrales dans la construction des identités féminines contemporaines: une douceur affichée, mais un contrôle réel.

En bref, nous sommes ce que nous sentons, pas ce que nous mangeons. 

Dis moi quel parfum tu portes, et je te dirais à quelle époque tu appartiens: 

Si l’on veut savoir ce qu’une époque pense du corps, il faut regarder comment elle se parfume. Le retour des gourmands en pleine vague Ozempic n’est pas une coïncidence. C’est un symptôme.

Le parfum nous donne accès à ce que la société refoule: il révèle ce que la publicité ne peut plus montrer, ce que les normes hygiénistes tentent d’effacer, mais que nos corps continuent pourtant de réclamer.

Ce revirement vers le gourmand n’est pas une coquetterie. Il expose nos contradictions, entre plaisir et contrôle, nostalgie et performance. Il incarne ce que notre société valorise tout en le condamnant: la douceur, le sucre, le réconfort, la sensorialité assumée.

Mais j’aimerais demander aux amateurs de parfums gourmands: cherchez-vous réellement à séduire ou rassasier quelque chose qu’on vous interdit ailleurs?

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