La mémoire olfactive, c’est ce pouvoir fulgurant qu’a une odeur de nous arracher au présent pour nous projeter ailleurs: notre chambre d’enfant, un été en Italie, ou une étreinte oubliée. Elle fascine, mais surtout dirige, et ça parfumeurs, neuroscientifiques et marketeurs l’ont très bien compris.
Trois façons très différentes de nous manipuler par l’odeur: l’une pour vendre, l’autre pour soigner, la dernière pour créer. Trois manières de squatter dans nos souvenirs mais tous trois sans y avoir été invités.
Ce que tous ces domaines ont saisi avant le grand public, c’est que l’odorat, ce sens longtemps méprisé est en réalité la voie royale vers l’intime. Pas besoin de mots, pas besoin d’images: une molécule suffit à réveiller tout un monde.
Le monde bruyant du marketing, celui qui ne vous demande pas ce que vous voulez, mais ce que vous ressentez:
“You are the product. You feel something. That’s what sells. ”
— Don Draper, Mad Men.

Parler de marketing sans mentionner l’incroyable série qu’est Mad Men? Impossible.
Don Draper l’avait déjà compris, et à présent vous aussi: ce que vous ressentez est plus important que ce que vous pensez.
Dans l’univers impitoyable du marketing, l’émotion est reine. Et quoi de plus immédiat et puissant qu’une odeur pour faire surgir l’émotion brute, sans détour, sans argument?
Là où l’image peut être ignorée, le mot contesté, l’odeur s’impose.
Elle contourne la raison, s’imprime dans la mémoire, et peut transformer un simple produit en expérience inoubliable.
Le marketing olfactif ou “scent marketing”, consiste à associer une odeur spécifique à une marque, un lieu ou une expérience pour créer un ancrage émotionnel fort. Cette stratégie repose sur une idée simple mais redoutable: plus un souvenir est multisensoriel, plus il est solide et accessible. Et parmi tous les sens, l’odorat est le seul à enregistrer un souvenir en le liant directement à une émotion. Le souvenir devient donc non seulement plus intense mais aussi plus récurrent. Et ça, c’est de L’OR PUR.
Un cuir ambré dans une concession automobile, une vanille douce dans un magasin de vêtements pour enfants, un pin mentholé dans un spa, rien n’est laissé au hasard. Une senteur subtile peut devenir la signature invisible d’un univers de marque. L’odeur agit comme un tampon, et marque le moment dans la mémoire du consommateur, et ce à son insu.
Mais ce jeu avec notre mémoire ne s’arrête pas là. Parfois, on se met à désirer ce que l’on n’a jamais vécu. On reconnaît une odeur “chaleureuse” parce qu’on nous l’a présentée comme telle. On s’approprie des souvenirs qui ne sont pas les nôtres, des réminiscences fabriquées, des émotions induites. Comme si le parfum d’un tabac ancien nous rappelait une enfance chez un grand-père qu’on n’a jamais eu.
Le storytelling devient sensoriel. Et la mémoire un puzzle sans fin.
L’odeur devient donc un vecteur de fidélité inconsciente. On revient dans une boutique sans trop savoir pourquoi. On choisit un produit plutôt qu’un autre parce qu’il sent bon, ou qu’il nous rappelle quelque chose, même si on est incapable de dire quoi.
Les neurosciences, ou l’art de soigner par le nez:
Dans le domaine des neurosciences l’objectif est tout autre. Il ne s’agit pas de vendre, mais de restaurer ce que la maladie a volé.
La mémoire olfactive y est étudiée comme une clé thérapeutique, capable de raviver ce que la maladie détruit: les souvenirs, les émotions, la continuité de soi.
Les scientifiques savent aujourd’hui que l’odorat est souvent le premier sens affecté dans les maladies neuro-dégénératives, comme Alzheimer par exemple. Mais paradoxalement, certaines odeurs familières peuvent encore susciter une réaction émotionnelle même quand les mots et les visages ont disparu.

Dans ces pathologies, la mémoire s’efface par morceaux. Mais l’olfaction résiste souvent plus longtemps. Certaines odeurs familières comme celle du savon de Marseille, du pain grillé ou de la lavande peuvent réactiver des fragments d’identité, ramener une personne à elle-même le temps d’un instant.
C’est là que l’olfactothérapie entre en jeu. Cette approche consiste à utiliser certaines odeurs pour stimuler la mémoire, calmer l’anxiété ou encore créer un point d’ancrage chez des personnes atteintes de troubles cognitifs. En réactivant les circuits du système limbique et plus particulièrement l’amygdale et l’hippocampe, les odeurs permettent parfois de reconnecter brièvement la personne à son histoire, à son identité.
Mais la recherche avance aussi du côté de la prévention: en identifiant les premiers troubles olfactifs, on pourrait détecter plus tôt certaines pathologies neurologiques.
L’odorat devient alors un outil clinique, un marqueur silencieux de la santé cérébrale.
Parfumeurs, la précision de chirurgiens et la finesse de romanciers:

Dans l’ombre des flacons, les parfumeurs sont des architectes, ils construisent ce que vous ne pouvez pas voir mais que vous n’oublierez jamais.
Ils traduisent des univers entiers. Ils mettent en parfum une idée, une sensation, un moment. Ils donnent forme à l’intangible: la chaleur du sel sur la peau, l’amertume d’un café au lever du jour, la douceur poussiéreuse d’une vieille bibliothèque.
Chaque note choisie devient un mot dans une langue olfactive que seuls quelques initiés parlent couramment. Maîtres d’une matière impalpable et ingénieurs de l’émotion, ils composent comme d’autres bâtissent des cathédrales: avec précision, patience, et de la vision. Un soupçon de clou de girofle pour évoquer Noël, une pointe de musc pour faire renaître un corps aimé, un fond d’iris pour teinter le tout d’une nostalgie sophistiquée.
Ce qu’ils fabriquent n’est pas simplement une senteur, c’est une histoire. Parfois la notre. Parfois celle qu’on aimerait s’approprier.
Et là une grande question qui devrait tous nous secouer: art OU illusion?
Parce que les parfumeurs ne nous rendent pas un souvenir. Ils nous en offrent un nouveau, et parfois nous en prêtent un qui n’a jamais été le notre.
Un souvenir construit, façonné, que l’on adopte sans y penser.
Pourquoi? Parce qu’il sent bon. Parce qu’il nous émeut. Parce qu’il semble parler de nous, mieux que nous ne pourrions.
Mais depuis que le marketing s’en est mêlé, cette frontière entre création artistique et manipulation devient floue et parfois piétinée. Quand une marque cherche à “faire sentir” un coucher de soleil à Marrakech, ou la tendresse d’un dimanche en amoureux, est-ce une œuvre sensible ou une illusion bien ficelée? À force de superposer storytelling rocambolesques et formules chimiques peut-on encore sentir sans être influencé?
Et est-ce encore notre souvenir, ou simplement celui qu’on nous souffle sous le nez?

Sortez les tabliers, on passe en cuisine.
Maintenant qu’on a fini d’admirer la finesse des chefs olfactifs, jetons un œil dans les casseroles. Dans le prochain chapitre je démonte enfin la fameuse pyramide olfactive, ce joli mensonge qui a formaté vos goûts, vos attentes, et fait passer des futilités marketing pour des évidences sensorielles.
En résumé: comment ne pas se faire refourguer des madeleines fanées, emballées dans un storytelling trop bien huilé.
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